Bouvier et Rybolovlev : Photo from Wikimedia Commons, the free media repository

La cour d’appel de Monaco a annulé la procédure visant Yves Bouvier pour escroquerie à l’encontre de Dmitri Rybolovlev.

En décembre dernier, la cour d’appel de Monaco a annulé la procédure visant le marchand d’art suisse Yves Bouvier pour escroquerie à l’encontre du milliardaire russe Dmitri Rybolovlev. Mais selon la défense de ce dernier, seule la décision du tribunal de Genève comptera.

Dans le monde des affaires, il faut toujours se méfier des amis. C’est ce qu’aurait dû se dire le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev, lorsqu’il a fait connaissance avec l’homme d’affaires suisse Yves Bouvier, en 2002. À l’époque, le premier, installé à Genève, cherche à décorer sa maison. Il est amateur d’art, mais non-spécialiste, et connaît encore moins le milieu du marché de l’art. Raison pour laquelle il fait appel au second, qui à travers sa société Natural Le Coultre — qu’il vendra en 2017 — fait venir des œuvres d’art (peintures, sculptures) et même des lingots d’or depuis un peu partout sur la planète, pour les entreposer à Genève.

Rapidement, Yves Bouvier, flairant le bon coup — l’argent ne manquant pas chez son nouveau client —, donne du « mon ami » au milliardaire russe, dans ses emails. En retour l’homme d’affaires recevrait 2 % du prix d’achat pour chaque tableau acquis. Un deal gagnant-gagnant qui reposait sur la confiance mutuelle. Yves Bouvier agissait en tant qu’acheteur sans donner le nom de son client aux vendeurs, qui en auraient sans doute profité pour augmenter leurs tarifs. S’il trouvait un tableau qui correspondait à ses goûts et à ses attentes pécuniaires, le Russe transférait alors les sommes nécessaires et le marché était conclu.

800 millions de francs suisses

De 2003 à 2014, Yves Bouvier a ainsi acquis plusieurs toiles Léonard de Vinci, Picasso, Van Gogh, Chagall, Renoir, Modigliani, Rothko, entre autres, pour le compte d’un Dmitri Rybolovlev pleinement satisfait. Jusqu’à ce qu’il y ait un hic. Et comme bien souvent dans le milieu de l’art, celui-ci tourne autour d’une affaire de gros sous.

Peu avant 2014, le milliardaire rencontre l’expert en art Sanford « Sandy » Heller lors d’une fête, et évoque avec lui le tableau de Modigliani « Nu couché au coussin bleu » dont il est propriétaire et dont Heller connaît le vendeur — un dénommé Steven Cohen. Quelle n’est pas sa surprise lorsque Rybolovlev, après quelques échanges, découvre que la vente s’est effectuée à 93 millions de dollars, alors qu’il avait déboursé… 118 millions de dollars. Heller puis Cohen lui confirmeront cet écart de 25 millions de dollars, qui pour les avocats du patron du club de football de l’AS Monaco sont allés directement dans la poche d’Yves Bouvier.

Un peu plus tard, Rybolovlev apprendra également dans le New York Times que « son » « Salvator Mundi » (Léonard de Vinci) lui avait été vendu pour 75 millions de dollars, en 2013, alors qu’il avait transféré plus de 127 millions de dollars à son apporteur d’affaires suisse pour l’acquisition du tableau. Aujourd’hui, il en est convaincu, celui-ci l’a floué en facturant systématiquement des prix d’achat excessifs. Si bien que sa défense plaide pour une reconstitution de ces 38 achats, afin de faire le jour sur cette affaire. D’après les avocats du milliardaire russe, celui-ci aurait effectivement dépensé plus de 2 milliards de francs suisses (1,86 milliard d’euros) pour l’ensemble de ses peintures, qui n’auraient en réalité coûté qu’un peu plus d’1 milliard de francs suisses (930 millions d’euros). Yves Bouvier s’enrichissant ainsi de quelque 800 millions de francs suisses (747 millions d’euros) contre les 40 millions (37 millions d’euros qu’auraient dû lui apporter les 2%. Il importe ici de noter qu’Yves Bouvier a néanmoins toujours nié l’existence de cet accord tacite, arguant que ces 2% ne représentaient que ses frais d’expertise et de transport des œuvres.

« Enquête biaisée et injuste »

Pour l’instant, Rybolovlev et ses avocats ont porté plainte aux quatre coins du monde, de New York à Singapour en passant par Monaco et Genève, pour fraude, détournement de fonds, déloyauté et blanchiment d’argent. À l’appui des manœuvres crapuleuses qu’ils dénoncent, une liste d’emails dans lesquels le Russe fut parfois pressé d’acheter par l’homme d’affaires suisse, qui lui mettait une savante dose de pression et exigeait des décisions rapides pour des œuvres d’art qui méritaient pourtant quelques réflexions. Yves Bouvier était-il pressé d’empocher un petit pactole ? Si la présomption d’innocence s’applique pour l’instant, sa démarche peut le laisser penser. Après tout, au début de leur relation, il n’avait pas nécessairement les fonds propres nécessaires pour de tels achats ; il cherchait à obtenir de son « ami » les sommes pour finaliser les transactions et… en garder un peu de côté pour lui-même, imaginent les avocats de la défense.

Mais en décembre dernier, revers pour la partie russe : un tribunal de Monaco statue en faveur de Bouvier, après avoir estimé que « l’enquête pénale est dans l’ensemble biaisée et injuste et l’équilibre des droits des deux parties a été définitivement violé ». Pour l’homme d’affaires, c’est bien la preuve que les accusations à son encontre sont sans fondement : « Avec cette victoire sur toute la ligne, nous avons prouvé ce que nous revendiquions dès le départ, à savoir que la procédure était unilatérale et entièrement en faveur de l’oligarque russe », estime-t-il. Yves Bouvier accuse même directement Dmitri Rybolovlev d’avoir cherché à corrompre le système judiciaire monégasque.

Pourtant, les avocats du milliardaire n’en démordent pas : la décision du tribunal n’a pas beaucoup de poids face à celle, bien plus importante, qui doit être rendue à l’issue de l’enquête genevoise. Pour l’instant, le procureur, Yves Bertossa, doit d’abord décider s’il y a lieu de porter plainte ; il reçoit depuis des mois des preuves en provenance de procès en cours dans d’autres tribunaux, tandis que le ministère public de Genève est en possession des emails échangés entre Bouvier et Sotheby’s, alors que le premier effectuait les achats privés de Dmitri Rybolovlev. D’ailleurs, ses avocats s’interrogent : la maison de vente aux enchères connaissait-elle l’identité de l’acheteur final ? « Les emails prouvent que Sotheby’s a aidé Yves Bouvier », disent-ils en tout cas.

Photos : Bouvier (©Hpetit21) et Rybolovlev (©Francknataf) : Photo from Wikimedia Commons, the free media repository