Reporters sans Frontières : Comment les oligarques tuent l’information

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Reporters sans Frontières - pluralité de la presse
Reporters sans Frontières - pluralité de la presse

“Médias : les oligarques font leur shopping”: la nouvelle enquête de Reporters sans Frontières ou comment “Comment les oligarques tuent l’information”

Dans le rapport « Les oligarques font leur shopping », Reporters sans frontières (RSF) dévoile aujourd’hui ce phénomène mondial qu’est l’accaparement de groupes de médias d’information entiers, quand ce n’est pas de paysages médiatiques tout court, par des personnalités dont l’intérêt pour le journalisme est secondaire par rapport à la défense de leurs propres intérêts, ceux que l’on appelle les « oligarques ». Ils achètent, non pas pour élargir le pluralisme, mais pour étendre le champ de leur influence ou celui de leurs amis.

Soucieux, nous aussi, du pluralisme et de la liberté de la presse, dans laquelle jour après jour les idées ne deviennent plus que des mots, et non plus des vérités, nous avons décidé de publier de larges extraits du rapport de RSF qui met en lumière la gravité de la situation actuelle non seulement dans notre pays, mais dans le monde entier.

Défendre la liberté et le pluralisme de la presse c’est aussi défendre les libertés de tous. L’argent corrupteur ne fait que de mettre à mal et de déconstruire chaque jour davantage l’information qui ne devrait en aucun cas être possédée que par quelques uns.

Tout prouve aujourd’hui que nos oligarques à nous ont réussi en quelques mois à prendre possession de cette information, sans d’ailleurs qu’à un seul moment le gouvernement ou même le ministère de la culture et de la communication ne réagisse clairement et véritablement.

De plus tous ces groupes financiers sont financés directement et en millions d’euros pour certains par l’Etat via les aides à la presse. La seule vraie question qui se pose aujourd’hui : qu’allons nous devenir ?

A l’occasion de la sortie de ce rapport, Reporters sans frontières lance une campagne de communication en association avec l’agence BETC, intitulée “Comment les oligarques tuent l’information”, sous forme de “Petit guide méthodologique à usage du bon oligarque”.

[vc_text_titles title=”Une vague de fond ! ” title_type=”h2″ page_title_type=”v1″ title_align=”left”]

C’est une vague de fond. En Turquie, en Chine, en Russie, en Inde, de nouveaux empires médiatiques voient le jour, souvent avec la bénédiction des pouvoirs politiques. Leurs propriétaires exercent un contrôle strict sur l’information, quand les contenus journalistiques ne sont pas tout simplement remplacés par du divertissement.

Lorsqu’on parle des « oligarques », on pense inévitablement aux années folles du capitalisme russe, lorsqu’une poignée d’élus a bénéficié des privatisations, y compris dans le secteur des médias. Une période de liberté retrouvée, mais aussi de luttes intestines sans merci, à laquelle l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine a brutalement mis fin. Pour favoriser l’avènement d’une oligarchie d’une fidélité absolue au Kremlin.

Oligarque ? Il y encore quelques années ce terme sulfureux ne dépassait pas les frontières de l’ex-URSS et, surtout, de la Russie, où il désignait un phénomène précis né avec la chute du Mur de Berlin et la libéralisation de l’économie qui s’ensuivit : l’émergence d’une oligarchie d’hommes d’affaires ayant fait fortune du jour au lendemain grâce au processus, souvent opaque, de privatisation. Pourquoi eux et pas d’autres ? À cause de leur proximité avec le pouvoir politique, qui en a fait des « élus » dans la redistribution des richesses du pays. Ce processus couvre, à peu de choses près, les deux mandats de Boris Eltsine (1990-1999) marqués par le souffle d’une liberté encore jamais vécue par les Russes, par le démembrement de l’imposant complexe militaro-industriel russe mais aussi par la crise économique et la paupérisation d’une grande partie de la population. Ce sont donc les « années folles » du capitalisme à la russe qui ont accouché de ce terme. Mais avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999, la donne change rapidement, le nouveau pouvoir russe s’employant à faire un tri très violent entre les oligarques fidèles au Kremlin et les autres – qui étaient souvent aussi les propriétaires des premiers médias libres du pays. Ce qui s’est passé ces dix dernières années à Moscou fournit ainsi un éclairage sur les évolutions possibles de la presse « oligarchique ».

Un homme politique peut-il être un patron de presse comme les autres ?

Le conflit d’intérêts entre activité politique et propriété d’un média devrait relever de l’évidence. Comment peut-on être à la fois acteur et observateur prétendant à l’objectivité de la vie publique ? Pourtant ces cumulards existent aussi dans les grandes démocraties occidentales et leur particularité est d’assumer.

« Berlusconi n’a pas hésité à utiliser son pouvoir politique et économique pour tenter de museler l’information en Italie et dans l’Union européenne. »

L’Italie n’est pas le seul pays à l’ouest de l’Europe où un entrepreneur richissime, homme politique de surcroît, possède un groupe de médias. Cinquième fortune de France, la famille Dassault dirige, de père en fils, le groupe du même nom – un acteur incontournable dans l’industrie de l’armement et de l’aviation civile comme militaire. Depuis 2004, Serge Dassault est aussi le président de la Socpresse, société éditrice de plusieurs journaux dont Le Figaro est le fleuron. Dès lors, la question de l’indépendance éditoriale de ce grand quotidien français s’est régulièrement posée. D’autant que son patron n’est pas uniquement un grand industriel mais aussi un militant politique ne cachant pas ses sympathies pour la droite conservatrice, élu maire (1995-2009) puis sénateur de l’Essonne, en région parisienne.

Le fait du prince

Dans le monde arabe ou en Inde, des dynasties, qu’elles soient princières ou industrielles, ont acquis ou créé de toutes pièces des empires médiatiques, au seul service de leur gloire et prestige. Un mélange des genres dont la première victime est souvent l’indépendance des journalistes, au profit d’une autocensure institutionnalisée.

Que veulent les nouveaux empereurs de l’info?

Ils sont financiers, magnats des télécoms, grands industriels ou « enfants du Net » qui ont fait fortune dans les nouvelles technologies. Les nouveaux oligarques ont pour point commun d’être suffisamment riches pour se payer les fleurons de la presse internationale. Mais dans quel but ? Pour gagner encore plus d’argent, disent les uns. Pour les sauver de la faillite, disent d’autres. Mais peut-on leur faire confiance ?

Ils se sont invités dans un secteur déjà très concentré, souvent aussi très réglementé, se taillant des parts de lion à coup d’investissements de plusieurs dizaines de millions d’euros. En Europe et aux États-Unis, ces nouveaux empereurs se sont attaqués à des empires familiaux économiquement essoufflés, raflant des fleurons de la presse tels que The Washington Times, The Boston Globe ou encore L’Express en France. Ces fameux « nouveaux oligarques » de la presse, venus d’horizons très différents – finance, industrie, télécoms et nouvelles technologies – ont pour seul point commun d’être immensément riches et de ne pas se mêler de politique même s’ils y comptent de nombreux amis, quand ce n’est pas tout simplement le président qui est leur ami. Représentent-ils pour autant une menace pour l’indépendance de l’information ?

La plupart de ces nouveaux patrons de médias n’ont à la bouche que la rentabilité économique. Leur logique semble purement capitaliste. « Nous sommes uniquement des hommes d’affaires », disent-ils en substance. Ils justifient leur intérêt pour les médias par les impératifs de la « convergence », une stratégie dans l’air du temps qui consiste pour les grands industriels à posséder à la fois les contenus (l’information, mais aussi des événements sportifs ou musicaux, la production de films, de jeux, etc.) et le canal pour le distribuer (journal, télécoms, chaînes de télé, service de vidéo à la demande). L’ambition étant de régner sur le marché, en proposant une offre complète de services.

Le Franco-Israélien Patrick Drahi est souvent présenté comme un digne élève du leader mondial du câble, John Malone. En fait, l’Américain est à la fois son ami, son mentor et, depuis peu, son concurrent sur le marché outre-Atlantique où Patrick Drahi a acquis les opérateurs Suddenlink et Cablevision, faisant de lui le n°4 du câble aux États-Unis. En France, en à peine deux ans, Patrick Drahi s’est bâti à coups d’acquisitions et de raids un empire médiatique inédit, présent à la fois dans l’audiovisuel (BFM-TV, i24news), la radio (RMC) et la presse écrite (Libération, Stratégie et le groupe L’Express). L’homme a su pleinement profiter de la dégringolade du prix des médias, rachetant par exemple L’Express-L’expansion pour une dizaine de millions d’euros. En tout, il aurait déboursé entre 50 et 70 millions d’euros pour l’ensemble des titres de Roularta en France (L’Expansion, Mieux vivre votre argent, Point de vue, Studio Cinélive, L’Étudiant, Lire…), un groupe qui rapportait quelque 650 millions d’euros par an. En 2014, il est devenu actionnaire principal de Libération en y investissant la somme de 18 millions d’euros.

En France, le nom de Patrick Drahi est surtout associé à sa réputation de « cost-killer ». Sous couvert de convergence et de synergies, le nouveau magnat des médias a clairement opté pour une stratégie de réduction des coûts qui s’est traduite par des plans sociaux et le départ de dizaines de journalistes. Un « carnage éditorial » pour les syndicalistes de L’Express, qui vivent désormais au rythme des motions de défiance, des assemblées générales et des grèves3. Quelque 125 postes sont sur la sellette. À Libération, l’arrivée de Patrick Drahi s’est traduite par le départ d’un tiers de la rédaction. Les salariés des journaux qu’il contrôle désormais dénoncent également une dégringolade des standards journalistiques, résumée par cette pancarte – « L’ex-presse » – brandie lors des nombreuses manifestations pour protester contre la nouvelle politique éditoriale et commerciale du groupe.

Un autre « oligarque » français, l’industriel breton Vincent Bolloré, illustre jusqu’à la caricature les effets d’un management cavalier sur l’indépendance de l’information. Son arrivée à la tête du groupe Vivendi s’est traduite par un changement brutal des grilles et le départ de plusieurs journalistes, notamment de Canal + et de iTÉLÉ. Déjà propriétaire du quotidien gratuit Direct Matin et de la chaîne de télévision D8, le richissime homme d’affaires a toujours assumé son interventionnisme dans les médias qu’il contrôle, s’impliquant personnellement dans le choix et l’élaboration des contenus tout comme dans le choix des ntervenants. « Je suis un investisseur industriel », clame-t-il en affichant clairement ses objectifs pour le groupe Vivendi : développer des synergies internes et s’internationaliser. « Dans les médias, ce qui l’intéresse c’est le business. Gagner du pognon », explique Patrick Eveno¹.

Les premières mesures de Vincent Bolloré lors de sa prise de contrôle de Canal+ et iTÉLÉ illustrent bien cette tendance : moins de politique, plus de divertissement. « Il faut insister sur ce qui nous rassemble plus que sur ce qui nous divise et viser un public mondial », a expliqué Dominique Delport, le nouveau président de Vivendi Content aux auteurs des Guignols de l’Info². Dans la foulée, les marionnettes de Kim Kardashian et de Justin Bieber ont été commandées, au détriment de celles d’hommes politiques ou de responsables religieux.

Basés de chaque côté de l’Atlantique, Jeff Bezos et Xavier Niel ont des profils similaires. Le premier est fondateur d’Amazon, la plus grande société de vente en ligne, le second patron de Free, opérateur téléphone, câble et Internet en France.

Arrivés au sommet de leur réussite, ces deux « techos » âgés à peine d’une cinquantaine d’années se sont intéressés à la presse. Et pas à n’importe laquelle : aux côtés de Matthieu Pigasse et de Pierre Bergé, Xavier Niel a commencé par racheter en 2010 le groupe Le Monde (qui, outre le quotidien, comprend notamment Télérama, Courrier International, La Vie et le Huffington Post), puis en 2014 Le Nouvel Observateur. Ce trio inédit, surnommé « BNP », possède également aujourd’hui le pure player Rue89. Un joli petit empire ! Mais Xavier Niel et ses associés ne semblent pas vouloir s’arrêter là : en octobre 2015, le patron de Free, le banquier Matthieu Pigasse et le producteur Pierre-Antoine Capton ont créé un fonds spécifique pour le rachat de nouveaux médias.

Nommé Media One, ce fonds ambitionne de lever quelque 500 millions d’euros et sera prochainement côté en Bourse. De son côté de l’Atlantique, Jeff Bezos a fait parler de lui en 2013 en rachetant pour 250 millions de dollars The Washington Post, l’un des principaux quotidiens américains qui appartenait depuis plusieurs décennies à une dynastie familiale – les Graham.

En France, les nouveaux propriétaires du Monde se sont également employés à rassurer les journalistes sur leurs intentions. Xavier Niel, notamment, qui a multiplié les déclarations présentant le journal du soir comme « un bien commun » qu’il a contribué à sauvegarder. « Nous avons décidé d’investir dans cette institution, certes parfois élitiste, mais nécessaire, afin de la sauver tout en évitant qu’elle tombe dans des mains partisanes », explique-t-il. Du mécénat donc ? Pas seulement : l’ambition affichée du trio est aussi d’assainir les comptes du journal, redresser la courbe des ventes et renforcer la présence des titres du groupe sur la Toile en réussissant le pari du « bi-média ». Un projet qui s’est aussi traduit par un renouvellement des cadres du quotidien et l’arrivée de nombreux jeunes journalistes. Mais qui a aussi abouti à une situation totalement inédite dans le journal d’Hubert Beuve-Méry. Ses journalistes doivent désormais apprendre à couvrir un certain nombre de sujets sur les médias et l’économie dont l’acteur principal n’est autre que leur principal actionnaire, le milliardaire Xavier Niel.

1. Entretien avec Reporters sans frontières. 2. « Canal+, fini de rire », M Le Magazine du Monde, 19 septembre 2015

Ces multinationalesqui contrôlent la presse

En 1983, quelque cinquante compagnies contrôlaient 90 % des médias américains. En 2011 elles n’étaient plus que six. Une tendance mondiale vers toujours plus de concentration qui touche désormais l’Europe, où l’on assiste à un grand mercato médiatique : des opérateurs nationaux qui changent de mains, des fleurons des médias rachetés pour une bouchée de pain, des groupes qui fusionnent… Fil rouge de ces grandes manœuvres : une course effrénée au contrôle du processus de production et de la diffusion des médias de demain.

Des empires médiatiques qui façonnent l’information et le divertissement à l’échelle de la planète. Aux États-Unis, on les appelle les « Big 6 » : ces six compagnies qui contrôlent 90 % des médias américains : Comcast, Walt Disney, News Corporation, Time Warner, Viacom et CBS…

« Qui produit vraiment, possède et diffuse les émissions que mes enfants regardent chaque soir ? »

Les Grecs défient le diploki

Ils sont industriels, grands armateurs, propriétaires fonciers, banquiers… En Grèce, une poignée de « grandes familles » règne depuis des décennies sur l’économie et la politique du pays. Leurs rejetons sont aussi bien trop souvent les principaux actionnaires des médias privés du pays. Un système incestueux pour lequel les Grecs ont même trouvé un mot : le « diploki » (imbrication), à qui le nouveau Premier ministre Alexis Tsipras a déclaré la « guerre ».

Les nouveaux défis de l’indépendance

L’édition 2016 du Classement mondial de la liberté de la presse montrait que seul un être humain sur quatre a accès à une presse libre. Les violences (assassinats, tortures, emprisonnements) et la censure sont les contraintes les plus spectaculaires. Mais partout, dans les dictatures comme, d’une tout autre manière, dans les démocraties, émergent des moyens inédits d’emprise sur les consciences, des manipulations subtiles, des interférences politiques et économiques discrètes mais bien réelles. Il est de plus en plus difficile pour les citoyens de distinguer la communication sponsorisée ou dictée par des intérêts de l’information indépendante, établie conformément à des règles d’honnêteté, la plus proche possible de l’idéal du journalisme.

L’indépendance de l’information est un enjeu majeur pour l’humanité. Selon la formule d’Alfred Sauvy, « bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés, ils deviennent des sujets ». L’information indépendante est la base de choix individuels et collectifs éclairés. L’humanité et les sociétés ont besoin de « tiers de confiance » qui permettent d’effectuer des choix collectifs et individuels fondés sur « la libre poursuite de la vérité objective », selon l’expression de l’acte constitutif de l’Unesco.

C’est pourquoi RSF lance la campagne Save journalistic independence. Ce rapport sur les oligarques – comme un autre, à suivre, sur les guerres de l’information – établit un état des lieux. Deux études au long cours ont par ailleurs été lancées. Professeur à Sciences Po Paris, Julia Cagé coordonne un travail de recherche dans les pays de l’OCDE intitulé « Qui possède les médias ? Capital, gouvernance et indépendance ». En parallèle, l’initiative Media Ownership Monitor (MOM), réalisée par la section allemande de RSF, identifie le paysage de la propriété des médias dans des pays du Sud. L’opération, lancée en premier lieu en Colombie et au Cambodge, se poursuit en Ukraine comme en Tunisie.

Source et rapport sur le site de RSF :  Reporter sans frontières

A lire sur Libération de Christophe Deloire, le Président de RSF :

http://www.liberation.fr/futurs/2016/07/21/rsf-les-oligarques-utilisent-leurs-medias-comme-des-battes-de-base-ball-mediatiques_1467644

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