Yue Minjun : L’Ombre du Fou Rire

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    Yue Minjun
    Portrait de Yue Minjun dans son s tudio Pékin, avril 2006 © Yue Minjun
    Photo courtesy Yue Minjun Studio

    Jusqu’au 17 mars 2013, la Fondation Cartier pour l’art contemporain présente la première exposition majeure consacrée à Yue Minjun en Europe. Une occasion unique de découvrir le travail de cet artiste chinois aujourd’hui reconnu et dont la célébrité contraste avec la grande discrétion. Revisitant les codes du grotesque par une iconographie haute en couleur et hantée de personnages au rire énigmatique, son oeuvre porte un regard ironique et désabusé sur le contexte social de la Chine contemporaine et sur la condition humaine dans le monde moderne. À travers près de quarante tableaux issus de collections du monde entier, ainsi qu’une centaine de dessins encore jamais montrés au grand public, l’exposition dévoile l’esthétique singulière et complexe d’une oeuvre qui se dérobe à toute interprétation.

    Né en 1962 à Daqing, dans la province du Hei Long Jiang en Chine, Yue Minjun peint d’abord en amateur, avant de partir étudier l’art en 1985 à l’ école normale de la province du Hebei. C’est dans la communauté d’artistes du village du Yuanmingyuan, près de Pékin, au début des années 1990, qu’il commence à définir son style ainsi que les contours de son principal sujet : le rire. Au même moment se développe en Chine un nouveau courant artistique dont Yue Minjun a souvent été considéré comme un des principaux représentants, le « réalisme cynique ». Marqués par un climat social tout à fait différent de celui des années 1980 et par l’ouverture de l’économie chinoise au marché mondial, ces jeunes artistes rompent à la fois avec le « réalisme socialiste » et avec les avant-gardes. Ils portent un regard plus acerbe et moins idéaliste sur leur environnement : « C’est pour cela que le fait de sourire, de rire pour cacher son impuissance a [une grande] importance pour ma génération1 », dit Yue Minjun en parlant de ses débuts.

    L’exposition présente un choix d’oeuvres réalisées au début des années 1990. Ces toiles, parmi les premières de Yue Minjun, ont été rarement exposées et sont pourtant très importantes dans son oeuvre, tant elles témoignent d’une recherche et d’une définition progressive de son style. Pendant ces années, l’artiste s’installe dans la communauté d’artistes du village du Yuanmingyuan, près de Pékin, où il choisit ses amis pour sujets. La représentation est encore réaliste et les physionomies des visages très diversifiées, mais peu à peu, de nombreux éléments stylistiques propres à son travail prennent place dans ses toiles : le portrait, la répétition, l’absurdité des situations ou encore la représentation d’ éléments réels, comme certains monuments historiques par exemple.

    Progressivement, les différentes physionomies s’effacent et tous les visages commencent à ressembler à celui de l’artiste qui se met en scène dans des situations extraordinaires, improbables, et parfois très poétiques. Yue Minjun compare l’élaboration de ces toiles immenses qui semblent raconter une histoire à certaines scènes de dessins animés : l’expression du visage change peu, alors même que les situations dans lesquelles il se met en scène sont toutes marquées par la stylisation des formes, l’absurdité ou la cocasserie. Dans cette série de tableaux, un certain nombre de références à l’imagerie populaire ou à la tradition esthétique chinoise se mêlent dans des jeux de compositions et des associations graphiques – comme la représentation stylisée de l’eau et des vagues, ou la représentation de certains animaux propres à la culture chinoise. Pourtant, l’artiste ne donne aucune indication quant à l’histoire de ses tableaux, comme si tous les éléments d’un storyboard complexe étaient présentés simultanément au spectateur sans aucun repère quant au sens de lecture.

    Cette perte d’orientation suscitée par l’absence de scénario, l’omniprésence des visages stéréotypés et l’immensité des toiles devient presque métaphysique devant les toiles qui représentent des labyrinthes impénétrables.

    L’oeuvre de Yue Minjun est également riche de références artistiques. L’artiste repeint certains grands chefs-d’oeuvre de la peinture occidentale, tout en les détournant : il remplace tous les personnages par sa propre silhouette et son rire devient omniprésent. Ainsi l’artiste prend plaisir à brouiller les repères dans le tableau The Execution, inspiré de La Mort de l’Empereur Maximilien de Mexico d’Édouard Manet (1868). Hommage à Édouard Manet, pastiche ironique, ou plus simplement, comme le dit l’artiste lui-même, le souhait de « mettre en scène sa propre image et se faire participer à n’importe quelle scène de son choix, prise au hasard dans les cinq siècles passés » ? Aux côtés de The Execution (Städtische Kunsthalle, Mannheim), l’exposition présente également The Massacre at Chios et Freedom leading the people, inspirées de deux tableaux d’Eugène Delacroix : Scène des massacres de Scio (1824, Musée du Louvre, Paris) et La Liberté guidant le peuple (1830, Musée du Louvre, Paris).

    Dans une autre série, Yue Minjun peint à l’identique des toiles de grands maîtres, ainsi que certaines images célèbres de l’époque du réalisme socialiste. Privées de leurs principaux acteurs, les oeuvres ne sont plus que des décors de théâtre déserts, révélant des paysages lunaires et des architectures surprenantes ou méconnaissables. Dans cette série, Yue Minjun joue avec les souvenirs du spectateur, tout en perturbant son regard. L’exposition présente trois tableaux appartenant à cette série. Si le premier est inspiré de La Mort de Marat (1793, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles) de Jacques-Louis David les deux autres font référence à deux images emblématiques du réalisme socialiste et de l’iconographie maoïste : The Founding Ceremony of the Nation (1953) de Dong Xiwen et La Conférence de Gutian de He Kongde (circa 1970).

    Parfois, le visage se déploie en gros plan, la bouche grande ouverte sur l’ensemble de la toile. Ces oeuvres laissent le spectateur face à la capacité de variation infinie de l’artiste et rappellent aussi une tradition surréaliste où certaines toiles avaient pour intention de rendre visibles les mondes du rêve, de l’imaginaire et de la pensée. Dans la toute récente série Overlappings, Yue Minjun va même jusqu’à anéantir son propre visage, qui disparaît au profit d’une tension stylistique et graphique hors du commun. Ce n’est plus seulement le visage de l’artiste qui est abîmé, c’est aussi l’intention du rire qui semble devenir impossible, à mesure que l’artiste le reproduit à l’infini et l’efface par la suite.

    Montrés pour la première fois au grand public, une centaine de dessins dévoilent la pratique quotidienne de l’artiste, comme un carnet de notes et d’inspiration. Ébauches préparatoires, ou notations d’idées fugaces, cet ensemble rappelle que l’oeuvre de Yue Minjun est bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord : il faut se perdre dans la répétition d’un même motif pour ressentir l’ombre de ce fou rire.

    C’est aussi ce qui transparaît dans une série de photographies prises par le frère de l’artiste et projetées à la façon d’un diaporama qui montre l’artiste dans des positions, attitudes et postures proches de celles des personnages qu’il peint. L’ artiste expérimente ainsi les poses et les compositions de ses toiles, comme si l’effort physique faisait partie intégrante de la création d’un tableau.

    Le catalogue de l ’exposition

    Avec près de 130 reproductions des dessins et tableaux présentés dans l’exposition, cet ouvrage permet de découvrir la diversité et la singularité de l’iconographie que le peintre chinois Yue Minjun a développée depuis une vingtaine d’années.

    Le catalogue comprend également un entretien avec Yue Minjun, un essai de François Jullien, sinologue et philosophe français, et une contribution du poète et critique chinois Ouyang Jianghe. Chacun de ces textes permet d’approfondir les références historiques et artistiques qui nourrissent le travail de Yue Minjun, l’un des artistes les plus influents de sa génération.

    Ateliers créatifs et parcours en famille

    Dans le cadre de l’exposition Yue Minjun, L’Ombre du fou rire, la Fondation Cartier pour l’art contemporain invite les enfants à des ateliers créatifs et des parcours en famille les mercredis et samedis à 15h.

    Coloriages et fou rire avec Yue Minjun

    À l’occasion de cette exposition, la Fondation Cartier publie une série de dessins spécialement réalisée par l’artiste pour un cahier de coloriage. Yue Minjun y décline ses autoportraits riant aux éclats dans un cahier amusant et facétieux. Une occasion unique de découvrir des dessins de Yue Minjun encore inconnus.

    1) Citation extraite de « Yue Minjun Biographie », in Yue Minjun, Hong Kong / Paris, Éd. Hanart TZ Gallery / Galerie 75 Faubourg, 2006.

    • Commissaire de l’exposition : Hervé Chandès
    • Coordination de l’exposition Grazia Quaroni assistée de Lauriane Gricourt et Jennifer Pearce
    • Scénographie Cécile Degos

    Entretien avec l’artiste Yue Minjun à Pékin. Octobre 2012 | Fondation Cartier

    Yue Minjun, L’Ombre du fou rire – Exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2012

    Fondation Cartier pour l’art contemporain